Succédané de café ou l'histoire de la Chicorée
Le commerce des grains de café fut officiellement interdit dès 1769 à Dresde.
A ce propos, on peut se demander s'il existe un aliment qui fut aussi souvent l'objet d'interdictions. La raison en est simple: l'Etat et surtout ses dirigeants voulaient en tirer profit. Un édit du gouvernement de Hesse interdisait "la consommation et l'usage du café" en particulier par les "journaliers, les compagnons et les lavandières", car cela impliquait "une avidité dispendieuse qui serait punissable d'amende ou de prison (quinze jours!).
En Prusse et dans d'autres régions, il existait des règlements similaires. C'est le roi de Suède qui fut le premier souverain à avoir l'idée de proclamer "avec condescendance" un édit. Quant à Frédéric II le Grand, voyant ses caisses vides (un état de choses dont la Guerre de Sept Ans fut la cause...), il décida de compenser la perte en interdisant tout bonnement aux populations défavorisées la jouissance du café, soulignant que "sa majesté en personne avait été élevée à la soupe de bière du reste bien meilleure pour la santé". Dès lors: de la bière pour le peuple et l'on économisa ainsi des milliers d'écus par an.
Plus encore, en fin renard qu'il était, le vieux Frédéric proclama un décret interdisant "de brûler le café, c'est-à -dire de le rôtir. Une bonne ruse pour vérifier si l'interdiction était appliquée; car la graine torréfiée répandait une odeur délicieuse. On dépêcha ce qu'on appelait des "renifleurs de café" d'anciens soldats en uniforme et portant une écharpe en bandoulière qui forçaient l'entrée des maisons à l'improviste et qui, munis d'instruments aux longs manches, semblables à des pipes, vérifiaient le contenu des tasses. C'est ainsi que, grâce aux édits, le prix du café explosa. La suite, Frédéric II ne l'avait pas prévue. Tout d'abord, la contrebande commença à se répandre, et même le nombre croissant de douaniers ne put la contrecarrer. Mais, il faut l'avouer, la volonté n'y était pas: le fait est qu'ils collaboraient souvent avec les contrebandiers. Bref, le successeur de Frédéric II leva les décrets, et le commerce du café reprit de plus belle.
D'autre part, on commençait à chercher un produit équivalent à l'indispensable café. Une vingtaine d'années plus tard, en 1806 précisément, deux ans après s'être couronné lui-même, Napoléon émit un décret: le blocus continental contre l'Angleterre, qu'il voulait mettre à genoux. Par cette mesure, il paralysa aussi l'Europe et se lia les mains en France. Le commerce mondial était suspendu.
A cause de la révolte des esclaves à Saint-Domingue, sa colonie, la France ne reçut plus son contingent de café, l'empereur exhorta tout le pays à l'autarcie, ce que l'on ressentit le plus douloureusement fut la pénurie de sucre et de café. La disette rend inventif.
Un chimiste berlinois, Andreas Sigismund Marggraff, avait déjà découvert en 1747 un édulcorant dans la betterave, mais sans susciter grand intérêt. On ne s'en souvint qu'en 1802 et tous les pays européens produisirent du sucre à partir des betteraves. On regrettait la chaude boisson des Maures, comme si souvent dans les périodes difficiles, car, comme chacun sait, le gargouillement de l'estomac...
Déjà avant le blocus, on avait tenté de trouver un succédané. On connaissait une plante insignifiante en apparence, dotée d'une longue racine brune, qui une fois coupée et torréfiée avait un goût amer, rien de plus, c'était la chicorée. Après plusieurs essais, deux industriels fondèrent en 1770 la première fabrique de poudre de chicorée en Allemagne : Heine & Fôrster, à Braunschweig. "
Faute de grives, on mange des merles" : les Allemands burent donc la chicorée, comme si c'était du café. Avec le coup de force de Napoléon, le moment sembla venu de s'attaquer sérieusement à la question en France aussi, et la culture de la chicorée démarra, on vit encore des expériences avec des glands rôtis, avec l'orge et le gruau, le seigle, l'avoine et le maïs, les carottes, voire les graines de houx qu'on pouvait presque prendre pour du café. En 1813, on essaya le pois chiche de provenance espagnole et en 1826, les châtaignes, que l'on vendait torréfiées ou bouillies sous le nom de "café des dames".
Hélas, aucune de ces "lavasses" ne pouvait remplacer le café, mais on poursuivit allègrement ces falsifications. Mieux encore: on se lança même dans des mélanges très osés: on mélangea sans hésiter le marc de café avec la chicorée et de la colle ! on comprimait le tout dans des moules en forme de grains, on le démoulait et on le vendait bel et bien comme grains de café. Pas mal de temps s'écoula, avant que l'on découvrît la supercherie. En attendant, on l'avait baptisée du nom mirobolant de "Moka hygiénique". Il faut cependant le constater: un mélange de vrai café et de chicorée est encore chose courante de nos jours.